Amélie Joannides : Entretien avec une danseuse rayonnante

Malgré le confinement, c’est par vidéo que j’ai eu la chance de rencontrer la danseuse Amélie Joannides. Elle fait partie du prestigieux corps de Ballet de l’Opéra National de Paris, et a accepté de me faire part de son parcours inspirant. Passionnée et lumineuse, elle s’est ouverte sur son rapport à la danse, à l’art, ainsi qu’à soi. C’est une trajectoire pleine d’énergie et de motivation que je vous propose de découvrir au travers de ces quelques lignes.

« Je crois que cela {la culture} permet de donner forme à des choses qui n’en n’ont pas, c’est à dire des émotions, des idées, mais aussi des souvenirs qui n’existent plus. Cela donne la possibilité d’accorder de l’importance à des choses qui n’en ont pas, de créer le lien entre les gens. Pour moi, cela rappelle ce que l’on a tous en commun. La culture va au-delà de toutes les différences et permet d’atteindre cette zone en nous profonde et pourtant commune à tous les humains. »

Peux-tu te présenter en quelques mots et expliquer comment tu as intégré le prestigieux corps de Ballet de l’Opéra de Paris ?

Je suis rentrée à l’école de danse de l’Opéra de Paris quand j’avais neuf ans, j’ai ainsi commencé la danse assez jeune, et c’est ma prof de danse de l’époque qui m’a proposé de me présenter aux auditions. J’ai donc effectué toute ma formation là-bas durant sept ans, en validant chaque année le concours me permettant de poursuivre au niveau supérieur. Et à l’issue de ces sept ans, il y a le concours pour intégrer le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Je l’ai donc passé, et j’ai intégré la troupe à dix-sept ans. 

Comment t’es venue l’idée de faire de la danse ton métier ? As-tu été inspirée par des proches ou bien des artistes ?

Il n’y a pas vraiment eu de déclic à proprement parler. En fait, lorsque l’on intègre l’école de danse à neuf ans, la seule chose que l’on sait, c’est qu’on aime la danse. On ne sait pas encore si on aime le métier de danseur car on ne sait pas ce que cela représente. C’est donc au fur et à mesure des années qu’on m’a montré ce que cela voulait dire physiquement et mentalement d’être danseuse professionnelle, et que je me suis dit que cela me convenait. C’est une école où il y a tellement de pression qu’on n’a pas le temps de se poser trop de questions ; on est pris dans la compétition, et notamment le fait qu’il faille valider chaque année pour pouvoir poursuivre l’enseignement à l’école de danse. Donc finalement, tout ce questionnement arrive quand on a intégré la compagnie, car on réalise petit à petit ce que cela implique. 

En tout cas pour ma part, la certitude d’aimer la danse a toujours été présente, mais je ne savais rien du milieu. Lorsque j’ai présenté le concours, on m’a dit « tu fais école le matin et tu danses l’après-midi » alors évidemment j’ai dit oui. 

« Lorsque l’on intègre l’école de danse à neuf ans, la seule chose que l’on sait, c’est qu’on aime la danse »

Une fois que la question de faire ce métier s’est réellement posée, qu’est ce qui t’a donné envie de continuer malgré tout ce que cela implique ? 

Disons que j’ai d’abord eu un temps d’adaptation lorsque j’ai intégré le corps de ballet. Le rythme imposé ainsi que les échanges humains ne me convenaient pas au départ et ont fait que le début de ma vie de danseuse d’opéra ne m’a pas plu tout de suite. De plus, je manquais de créativité, et notamment de contact avec le public avec lequel j’avais du mal à nouer une relation. Néanmoins, je suis restée toutes ces années parce que j’avais beaucoup de choses à apprendre, et que c’est un endroit absolument incroyable pour apprendre non seulement en tant que danseuse mais surtout en tant que personne car c’est si difficile que cela nous met face à nous-mêmes. J’ai bien sûr appris énormément au niveau technique grâce aux professeurs et aux chorégraphes qui m’ont fait travailler. 

J’avais ainsi des choses vraiment fondamentales à apprendre jusqu’à mes 24-25 ans ! Donc même si je me questionnais beaucoup sur cette vie de danseuse, j’avais encore beaucoup de choses à régler personnellement et techniquement.

Et puis, par la suite, nous avons eu comme directeur de ballet Benjamin Millepied (grand chorégraphe contemporain) et j’ai vraiment adoré mes années de direction avec lui. Cela m’a donné l’envie de rester, puisque j’ai été stimulée durant ces deux ans, et on m’a également bien distribué (il faut entendre par là les rôles qui lui ont été attribués). 

« C’est un endroit absolument incroyable pour apprendre non seulement en tant que danseuse mais surtout en tant que personne car c’est si difficile que cela nous met face à nous-mêmes. »

J’imagine que pour exercer un métier si difficile, tu dois être passionnée, comment cela se manifeste ? Est-ce grâce aux objectifs que fixent les concours internes ?

{Il faut savoir que la compagnie est divisée en « grades » (dont le plus haut est celui de danseur étoile) qu’il est possible de gravir via des concours que les danseurs peuvent passer en interne (s’ils sont déjà danseurs à l’Opéra de Paris) ou en externe. Les places sont limitées et varient en fonction des départs ou des mutations des danseurs. La sélection est extrêmement sévère.}

Ce ne sont pas les concours en tout cas qui me motivent, car ça me bloque, je déteste ça. Il n’y a rien d’humain ou d’artistique qui ferait que du concours un moteur de ma passion. Ce qui me motive, c’est que j’ai des projets personnels et artistiques en rapport avec la danse. Cela fait deux ans que je travaille dessus, et cela m’a permis de redéfinir la manière dont je voulais vivre la danse et non pas la manière dont on m’a dit que je devais la vivre. Je me suis ainsi demandé quel était mon idéal ? Mais aussi quel sens je donnais au fait de danser au XXI° siècle. Ayant trouvé des réponses à toutes ces interrogations, j’avance. Je suis persuadée qu’il y a une demande pour la danse en ce moment, et je suis prête à m’engouffrer là-dedans. Cela vaut pour l’art de manière générale, mais ce qui est génial avec la danse c’est que l’on parle aussi musique, mise en scène, et j’adore ce croisement des disciplines. Je suis très sensible au cinéma par exemple, et à la manière de représenter la danse, et c’est là l’art qui m’intéresse. Je l’aborde de manière plus vaste, plus intéressante et profonde. 

« Cela m’a permis de redéfinir la manière dont je voulais vivre la danse et non pas la manière dont on m’a dit que je devais la vivre »

Le fait de rester dans le corps de ballet m’a permis d’avoir moins de pression et d’attentes donc j’ai eu le temps de me poser ces questions et de découvrir la personne que j’étais. Cela a d’abord été dur de rester dans le corps de ballet, mais en même temps cela m’a donné l’opportunité de me faire ma propre pensée et c’est cela qui est important pour moi. Je pense qu’on ne peut pas parler aux gens, et leur transmettre si l’on n’a pas vécu. C’est important pour moi en tant qu’artiste de vivre ce que vivent les gens hors du monde de l’Opéra de m’identifier à eux, savoir ce qu’ils ressentent, sinon comment vont-t-ils s’identifier à ce que je propose ? Je crois que c’est très important d’être conscient du contexte dans lequel on évolue. Cependant, je manque encore de temps parce que le corps de ballet fait énormément de spectacles à l’année, ce qui laisse peu de répit. Et puis, comme c’est un métier très demandeur physiquement, des fois on n’a pas la motivation de faire autre chose quand on est en repos, et ça, c’est un dilemme que j’essaie constamment de régler (rires) !

J’ai trouvé la relation que je voudrais avoir avec le public, et j’espère que mes projets vont me permettre de la mettre à l’œuvre. Ce sont des projets qui vont emmener, je l’espère, davantage la danse sur les réseaux sociaux et dans le quotidien des gens. Je voudrais notamment proposer des vidéos, c’est un projet assez vaste, mais en tout cas la façon de filmer la danse et la mettre en avant me fascine. 

« C’est important pour moi en tant qu’artiste de vivre ce que vivent les gens hors du monde de l’Opéra de m’identifier à eux, savoir ce qu’ils ressentent, sinon comment vont-t-ils s’identifier à ce que je propose ? Je crois que c’est très important d’être conscient du contexte dans lequel on évolue. »

Comment gères-tu le fait que la danse soit aussi ton métier ? Est-ce que tu ne danses que pour le travail ou bien tout le temps, ou d’autres types de danse dans ton temps libre ?

Je ne ressens pas réellement le besoin de faire la part des choses. La danse, elle est présente la plupart du temps mais elle n’est pas non plus envahissante… enfin si, peut-être, mais j’aime ça donc ça ne me pose aucun problème. C’est plutôt avec l’Opéra en lui-même que j’ai dû apprendre à faire la différence. Il a fallu apprendre à ce que la vie en compagnie n’empiète pas trop sur la vie privée, et notamment que les limites physiques et mentales que cela repousse, ne débordent pas sur le privé. Il a fallu que je devienne une danseuse avant d’être une danseuse d’opéra.

« Ce sont des projets qui vont emmener, je l’espère, davantage la danse sur les réseaux sociaux et dans le quotidien des gens »

Qu’est-ce que tu préfères danser ? 

J’aime tous les styles de danse ! En ce moment j’ai envie de danser du Balanchine (Cofondateur et maitre de ballet du New York City ballet, qui a posé les bases du ballet néoclassique) parce que ça me manque, je trouve que ce sont des ballets magnifiques où la musicalité est très présente donc c’est agréable de pouvoir danser dessus. Sinon actuellement, je prends des cours en ligne de hip hop car j’adore ce style de danse ! J’ai des phases ; c’est parfois très contemporain, classique, et d’autres fois plus moderne.

As-tu une expérience marquante que tu aimerais partager ?

Je vais prendre un truc récent : pendant le confinement Hofesh Schechter (un célèbre danseur et chorégraphe israélien) a donné des masterclass en ligne et ça a été le moment le plus riche de ma saison. C’était très touchant de voir des gens du monde entier sur l’écran se lâcher et explorer leurs limites. Il m’a rappelé combien à quel point j’aimais ça, mais surtout le pouvoir libérateur, et je dirais même guérissant de la danse. Donc c’était vraiment un très très beau moment récent. 

« C’était très touchant de voir des gens du monde entier sur l’écran se lâcher et explorer leurs limites. Il m’a rappelé combien à quel point j’aimais ça, mais surtout le pouvoir libérateur, et je dirais même guérissant de la danse. »

Où trouves-tu ton inspiration ? As-tu d’autres talents artistiques ?

D’autres talents, pas vraiment dans la mesure où je suis très mauvaise en caméra même si j’ai les images dans ma tête (rires). En revanche, j’écris beaucoup, et ce, depuis toujours. Sinon concernant mon inspiration principale, je dirais que c’est la vie ! Après cela vient aussi beaucoup de la musique, du cinéma, etc. Je dirais donc que mon inspiration vient à la fois du quotidien et des autres formes d’art. 

Quels sont les rôles que tu as préférés ? Et ceux que tu aurais aimé danser ?

J’ai adoré faire le trio dans don quichotte pour le classique, et la soliste dans Saburo Theshigawara donc très contemporain. J’ai eu la chance de faire la petite fille aux allumettes et de travailler avec Simone Valastro (sujet à l’Opéra de Paris) ça a été extraordinaire. Et bien sûr j’ai fait une création avec William Forsythe et j’ai été choisie pour la mettre en place et ça a changé ma vie. C’était  » Blake Work », une création mondiale pour une quinzaine de danseurs de l’opéra de Paris.

Concernant les rôles que j’aurai adoré jouer, il y a l’élue du sacre du printemps de Pina Bauch, et le boléro de Béjart, ou pourquoi pas Giselle (chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot).

Comment fais-tu pour t’identifier à tes rôles ? Je pense notamment à ceux de ballets anciens

Pour les rôles traditionnels c’est compliqué car très honnêtement j’ai du mal à m’identifier pour certains. C’est un vrai problème pour moi car j’ai du mal à danser des choses qui n’ont pas de sens, d’autant plus que faisant partie du corps de ballet, je joue actuellement une ombre (dans la Bayadère, un ballet chorégraphié par Marius Petipa sur une musique de Léon Minkus), donc c’est plutôt difficile de s’identifier à une ombre (rires) ! En revanche, je me concentre davantage sur l’aspect technique dans ce genre de rôle. Je suis très soucieuse du côté esthétique, et me demande ainsi comment danser le mieux possible. 

Qu’est-ce que cela représente danser pour toi malgré toute la difficulté qui y est associée ? 

Je vais répondre au niveau personnel parce que si je commence à partir sur un angle sociétal ou culturel, je risque de ne pas m’arrêter (rires). Je dirai donc que la danse, pour moi, est un moyen d’exprimer des choses que les mots ne peuvent pas dire, d’amener les gens dans mon monde, mais aussi de me connecter avec eux.

Si tu n’avais pas fait danseuse, as-tu une idée de ce que tu aurais exercé ?

Je crois que j’aurai fait dans l’écriture, le journalisme, le reportage, cela me plait beaucoup.

« La danse, pour moi, est un moyen d’exprimer des choses que les mots ne peuvent pas dire, d’amener les gens dans mon monde, mais aussi de me connecter avec eux. »

Pour finir, ça représente quoi la culture pour toi ?

La première chose que je veux dire c’est que c’est primordial, et ça n’est plus à démontrer parce dès la préhistoire l’humain a fait de l’art, il a tapé sur des tambours, dansé, dessiné. Donc c’est non questionnable. Je crois que cela permet de donner forme à des choses qui n’en n’ont pas, c’est à dire des émotions, des idées, mais aussi des souvenirs qui n’existent plus. Cela donne la possibilité d’accorder de l’importance à des choses qui n’en ont pas, de créer le lien entre les gens. Pour moi, cela rappelle ce que l’on a tous en commun. La culture va au-delà de toutes les différences et permet d’atteindre cette zone en nous profonde et pourtant commune à tous les humains. Je crois que l’art révèle en nous-mêmes des choses qu’on ignorait avoir en nous. Par exemple, on ne sait pas pourquoi un tableau va nous émouvoir plus qu’un autre, et c’est bien parce qu’il va révéler cette chose nouvelle de nous. Je veux faire ça comme art ! Proposer quelque chose pour que les gens trouvent ces nouveaux aspects d’eux. La culture agrandi notre personne, tout notre être. 

« La culture va au-delà de toutes les différences et permet d’atteindre cette zone en nous profonde et pourtant commune à tous les humains. Je crois que l’art révèle en nous-mêmes des choses qu’on ignorait avoir en nous. »

Pour finir, je veux défendre le fait que tout le monde doit prendre conscience d’à quel point c’est important de se trouver une activité artistique, à quel point c’est salvateur. Cela peut tellement aider, voire guérir. L’art c’est quelque chose de sérieux et j’aimerais qu’on réalise que les artistes sont sérieux et casser cette image de saltimbanques. 

As-tu des projets à venir ?

On devait normalement jouer la Bayadère à l’Opéra, mais évidemment c’est annulé en raison des conditions sanitaires. En revanche, je crois que nous allons le filmer, et qu’il sera diffusé par la suite !

Merci à tous.tes d’avoir lu cet article, j’espère qu’il vous a plu ! Si c’est le cas, n’hésitez pas à le partager, et donner votre avis en commentaire. Je remercie une fois de plus Amélie pour son temps et sa gentillesse. Vous pourrez la retrouver sur instagram sous le nom @Amelie.joannides. À bientôt !

Entretien mené et rédigé par Léa Sinoquet

Photographie d’Agathe Poupeney ©
Photographie d’Isabelle Aubert

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